Jeter les outils du maître : nous libérer du paradigme de la pathologie (N. Walter)

Extraits d’un texte de Nick Walter

! Sur le sujet de la neurodiversité, voir aussi :


Les extraits qui suivent sont issus d’un texte de Nick Walker, paru dans l’ouvrage Loud Hands: Autistic People, Speaking, intitulé : Throw away the master’s tools : liberating ourselves from the pathology paradigm.

Texte intégral, en français, sur le site Zinzinzine.net.

Texte intégral, en anglais, sur le site de Nick Walter.

 » En matière de neurodiversité humaine, le paradigme dominant dans le monde aujourd’hui est ce que j’appelle le paradigme de la pathologie. Le bien-être à long terme et l’empuissancement [empowerment] des autistes et des membres d’autres groupes de minorité neurologiques dépendent de notre capacité à créer un changement de paradigme – un changement allant du paradigme de la pathologie vers le paradigme de la neurodiversité. Un tel changement doit se produire intérieurement, par une prise de conscience des individus, et doit aussi se propager dans les cultures dans lesquelles nous vivons.

[…]

Le paradigme de la pathologie

Un paradigme peut souvent se résumer à quelques principes généraux et basiques, bien que ces principes tendent à avoir des implications et des conséquences de grande envergure. Les principes d’un paradigme socioculturel largement dominant comme le paradigme de la pathologie prennent habituellement la forme de présupposés – c’est-à-dire qu’ils sont si largement considérés comme allant de soi que la plupart des gens n’y réfléchissent jamais consciemment ou ne les expriment pas (et parfois cela peut constituer une révélation troublante que de les entendre clairement exprimés).


Le paradigme pathologique se résume en définitive à deux hypothèses fondamentales:

  1. Il existe une façon «correcte», «normale» ou «saine» d’agencement ou de fonctionnement des cerveaux et des esprits humains (ou une gamme «normale» relativement étroite dans laquelle l’agencement et le fonctionnement des cerveaux et des esprits humains devraient rentrer).
  2. Si votre agencement et votre fonctionnement neurologique (et, par conséquent, vos façons de penser et de vous comporter) s’écartent considérablement des critères dominants de «normalité», alors il y a quelque chose qui ne va pas chez vous.

Ce sont ces deux présupposés qui définissent le paradigme pathologique. Différents groupes et personnes tirent des conclusions très diverses de ces hypothèses, en fonction de degrés variables de rationalité, d’absurdité, de peur ou de compassion – mais aussi longtemps qu’iels partagent ces deux hypothèses de base, iels opèrent toujours à l’intérieur du paradigme pathologique […].

Le paradigme de la neurodiversité

Voici comment j’énoncerais les principes fondamentaux du paradigme de la neurodiversité :

  1. La neurodiversité – la diversité des cerveaux et des esprits – est une forme naturelle, saine et précieuse de diversité humaine.
  2. Les dynamiques sociales qui se manifestent à l’égard de la neurodiversité sont semblables aux dynamiques sociales qui se manifestent à l’égard d’autres formes de diversité humaine (par ex., la diversité de race, de culture, de sexe ou d’orientation sexuelle). Ces dynamiques incluent les dynamiques des relations de pouvoir social – les dynamiques d’inégalité sociale, de privilège et d’oppression – ainsi que les dynamiques qui font que la diversité, lorsqu’elle est accueillie, agit comme une source de potentiel créatif à l’intérieur d’un groupe ou d’une société.
  3. Il n’existe pas de style «normal» ou «correct» de cerveau ou d’esprit humain, pas plus qu’il n’existe une ethnicité, un genre ou une culture «normales» ou «justes».

Les outils du maître ne détruiront jamais
la maison du maître

Lors d’une conférence féministe internationale en 1979, la poétesse Audre Lorde prononça un discours intitulé «Les outils du maître ne démantèleront jamais la maison du maître». Dans ce discours, Lorde, une lesbienne noire issue d’une famille immigrée ouvrière, fustigea son audience, presque entièrement blanche et aisée, pour sa propagation et son enracinement dans la dynamique fondamentale du patriarcat : la hiérarchie, l’exclusion, le racisme, le classisme, l’homophobie, la non-prise en compte du privilège, l’incapacité à accueillir la diversité. Lorde reconnut le sexisme comme faisant partie d’un paradigme plus large et profondément enraciné qui gérait toutes les formes de différence en établissant des hiérarchies de domination, et elle comprit qu’une véritable libération était impossible tant que les féministes continueraient à opérer à l’intérieur de ce paradigme.

« Qu’est-ce que cela signifie », déclara Lorde, « lorsque les outils d’un patriarcat raciste sont utilisés pour examiner les fruits de ce même patriarcat ? Cela signifie que seuls les périmètres de changement les plus étroits sont possibles et admis. […] Car les outils du maître ne détruiront jamais la maison du maître. Ils peuvent nous permettre temporairement de le battre à son propre jeu, mais ils ne nous permettront jamais d’apporter un véritable changement. »

Les outils du maître ne détruiront jamais la maison du maître. Travailler à l’intérieur d’un système, jouer selon ses règles, renforce inévitablement ce système, que cela soit ou non votre but. Non seulement les outils du maître ne servent jamais à détruire la maison du maître, mais chaque fois que vous essayez d’utiliser les outils du maître pour quoi que ce soit, vous finissez par construire une nouvelle extension de cette maudite maison.

La mise en garde de Lorde s’applique tout aussi bien, aujourd’hui, à la communauté autiste et à notre lutte pour l’empuissancement. L’hypothèse selon laquelle il y a quelque chose qui ne va pas chez nous contribue intrinsèquement à nous désempuissanter, et cette supposition est absolument inhérente au paradigme de la pathologie. Ainsi, les «outils» du paradigme de la pathologie (j’entends par là toutes les stratégies, tous les objectifs ou toutes les façons de parler ou de penser qui s’inscrivent explicitement ou implicitement dans les présupposés du paradigme de la pathologie) ne nous empuissanteront jamais sur le long terme. Un empuissancement véritable, durable et généralisé pour les autistes ne peut être atteint qu’en réalisant et en propageant le passage du paradigme de la pathologie au paradigme de la neurodiversité. Nous devons jeter les outils du maître.

[…]

Je ne crois pas en l’existence des personnes normales

Le concept de «cerveau normal» ou de «personne normale» n’a pas plus de validité scientifique objective – et ne sert pas un meilleur objectif – que le concept de «race maîtresse». De tous les outils du maître (c.-à-d. les dynamiques, le langage et les cadres conceptuels qui créent et maintiennent les inégalités sociales), le plus puissant et le plus insidieux est le concept de «personnes normales». Dans le contexte de la diversité humaine (ethnique, culturelle, sexuelle, neurologique, ou de n’importe qu’elle autre type), traiter un groupe particulier comme «normal» ou comme groupe par défaut, revient inévitablement à privilégier ce groupe et à marginaliser celles et ceux qui n’appartiennent pas à ce groupe.

L’hypothèse douteuse voulant qu’il existe une «personne normale» est au cœur du paradigme de la pathologie. Le paradigme de la neurodiversité, au contraire, ne reconnaît pas le terme «normal» comme un concept valable lorsqu’il s’agit de diversité humaine.

La plupart des personnes raisonnablement instruites reconnaissent aujourd’hui que le concept de «normal» est absurde et insignifiant dans le contexte de la diversité raciale, ethnique ou culturelle. Les Chinois·es Han constituent le groupe ethnique le plus important au monde, mais il serait ridicule de prétendre que cela fait des Chinois·es Han l’ethnie humaine « naturelle » ou « par défaut ». Le fait qu’un·e être humain·e sélectionné au hasard ait statistiquement beaucoup plus de chance d’être un·e Chinois·e Han qu’un·e Irlandais·e ne rend pas un·e Chinois·e Han plus «normal·e» qu’un·e Irlandais·e (quel que soit le sens qu’on donne à cela).

Le type d’inégalité sociale le plus insidieux, le genre de privilège le plus difficile à contester, se produit lorsqu’un groupe dominant est tellement profondément établi comme étant le groupe «normal» ou «par défaut» qu’il n’a pas de nom spécifique, pas d’étiquette. Les membres d’un tel groupe sont simplement considéré·es comme des «personnes normales», des «personnes saines» ou simplement des «personnes» – avec l’implication que celles et ceux qui ne sont pas membres de ce groupe représentent des déviations par rapport à ce qui est normal et naturel, plutôt que des manifestations tout aussi naturelles et légitimes de la diversité humaine.

[…]

C‘est pourquoi une première étape essentielle dans le mouvement de neurodiversité a été l’invention du terme neurotypique. Le terme neurotypique est au terme autiste ce que le terme hétérosexuel·le est au terme homosexuel·le. L’existence du mot neurotypique rend possible des conversations sur des sujets comme le privilège neurotypique. Neurotypique est un mot qui nous permet de parler des membres du groupe neurologique dominant sans renforcer implicitement la position privilégiée de ce groupe (et notre propre marginalisation) en les qualifiant de personnes «normales». Le mot normal, utilisé pour privilégier une sorte d’être humain·e par rapport à d’autres, est l’un des outils du maître, mais le mot neurotypique fait partie de nos outils – un outil que nous pouvons utiliser à la place de l’outil du maître; un outil qui peut nous aider à détruire la maison du maître.
 

Le vocabulaire de la neurodiversité

Le mot neurotypique est une partie essentielle du nouveau vocabulaire de la neurodiversité qui commence à émerger – qui doit émerger, si nous voulons nous libérer du langage désempuissantant du paradigme de la pathologie, et si nous voulons réussir à propager le paradigme de la neurodiversité dans notre propre pensée et dans la sphère du discours public.


Le mot neurodiversité en lui-même est bien sûr la partie la plus essentielle de ce nouveau vocabulaire. L’essence de tout le paradigme – la compréhension de la variation neurologique comme une forme naturelle de diversité humaine, soumise aux mêmes dynamiques sociales que les autres formes de diversité – est contenue dans ce mot.

[…]

J’espère aussi que les concepts de paradigme de la neurodiversité et de paradigme de la pathologie se répandront et que leur utilisation se généralisera. Dans un souci de clarté, il est utile de faire la distinction entre la neurodiversité (le phénomène de la diversité neurologique humaine) et le paradigme de la neurodiversité (la conception de la neurodiversité comme une forme naturelle de diversité humaine soumise aux mêmes dynamiques sociétales que les autres formes de diversité). Et le fait d’avoir un nom pour le paradigme de la pathologie rend ce paradigme beaucoup plus facile à examiner, à reconnaître, à remettre en question et à déconstruire – et en définitive à détruire.


Les mots sont des outils. Et comme nous admettons que les outils du maître ne détruiront jamais la maison du maître, nous sommes en train de créer nos propres outils, qui peuvent non seulement nous aider à détruire la maison du maître, mais aussi à construire une nouvelle maison dans laquelle nous pourrons mener des vies meilleures et empuissantées.

L’avant-poste dans sa propre tête

Cela me brise le cœur lorsque je rencontre tant de personnes autistes qui parlent et pensent à elleux-mêmes dans le langage du paradigme de la pathologie, et lorsque je vois comment cela les désempuissante et les fait se sentir mal dans leur peaux. Iels ont passé leur vie à écouter les messages toxiques diffusés par les partisan·es du paradigme de la pathologie, iels ont accepté et intériorisé ces messages et maintenant iels les répètent indéfiniment dans leurs propres têtes.

En réalisant que les luttes des neurominorités suivent en grande partie les mêmes dynamiques que les luttes des autres groupes minoritaires, nous réalisons aussi que ces discours auto-pathologisant sont la manifestation d’un problème qui a affligé les membres de nombreux groupes minoritaires – un phénomène appelé l’oppression intériorisée.

Une contemporaine d’Audre Lorde, la journaliste féministe Sally Kempton, a dit ceci à propos de l’oppression intériorisée: « Il est difficile de combattre un ennemi installé en avant-poste dans sa propre tête. »

L’effort pour nous libérer de la maison du maître commence par la destruction des parties de cette maison qui ont été construites dans nos propres têtes. Et ce processus commence par le rejet des outils du maître afin que nous cessions de construire par inadvertance précisément ce que nous essayons de détruire. »


Sources :

Texte français : https://www.zinzinzine.net/nous-liberer-du-paradigme-de-la-pathologie.html

Texte anglais sur le site de Nick Walter.



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