Extraits d’un article de Brigitte Chamak qui offre une introduction assez complète et nuancée sur le concept de neurodiversité, son importance dans les processus de dé-stigmatisation et de dé-psychiatrisation d’un certain nombre de personnes aux fonctionnements psychiques a-normés, et les prudences dont son usage doit être accompagné pour éviter quelques malentendus.
Au sujet de quelques uns de ces malentendus : voir l’article de A. Bailin : Neurodiversité : éclaircissons quelques idées reçues.
Le concept de neurodiversité ou l’éloge de la différence
Brigitte Chamak, chercheuse en sociologie et histoire des sciences.
Introduction
L’idée que le cerveau et son fonctionnement seraient la clé de la compréhension de la nature humaine se répand largement. Cette conception constitue le cœur du projet des neurosciences et structure un discours philosophique naturaliste (Chamak et Moutaud, 2013). La multiplication des nouvelles disciplines hybrides commençant par le préfixe «neuro» (neuroéconomie, neuroéthique, neuroéducation, neurodroit, etc.) atteste de l’ampleur de ce phénomène et constitue ce que certains qualifient de tournant neuroscientifique (Littlefield et Johnson, 2012).
Ce chapitre vise à étudier la diffusion de ces représentations «cérébro-centrées» en choisissant comme exemple la genèse du concept de neurodiversité et ses usages. Ce concept, utilisé par les associations de personnes autistes dans un objectif de destigmatisation, s’est rapidement propagé via internet et connaît un succès inédit. Il est de plus en plus utilisé pour qualifier toute personne présentant un mode de fonctionnement cognitif différent, et notamment pour celles qui ont reçu un diagnostic psychiatrique. Ainsi, de plus en plus de pathologies (autisme, hyperactivité, syndrome bipolaire…) sont redéfinies comme une autre façon d’être au monde. Cette approche cherche à démédicaliser les pathologies dites mentales en célébrant la diversité des modes de pensée.
Conçu par l’Australienne Judy Singer dans les années 1990, le concept de neurodiversité a largement été diffusé par les médias (Blume, 1998 ; Harmon, 2004) et a alimenté la réflexion de mouvements activistes qui se constituent dans une logique d’empowerment pour développer une politique identitaire forte et produire un discours de type culturaliste qui met l’accent sur les aspects positifs de la différence. Cette vision participe-t-elle à s’éloigner de l’image stigmatisante de la maladie psychiatrique en redéfinissant des symptômes comme l’expression d’une simple différence ? Aide-t-elle les personnes à mieux accepter leurs particularités et suscite-elle un mieux-être qui pourrait s’apparenter à une sorte de « guérison » ?
L’objectif de ce chapitre est d’analyser la genèse du concept de neurodiversité et sa diffusion mais aussi de comprendre à quelles conditions il peut participer à un mieux-être des personnes qui ont reçu un diagnostic psychiatrique.
Contexte et généalogie d’un concept
Dans les années 1990, la campagne de La Décennie du Cerveau lancée par le Président des Etats-Unis le 17 juillet 1990 a largement participé à l’essor actuel des neurosciences, comme à leur popularisation. Les articles, livres, émissions parus sur les neurosciences et sur le cerveau se sont multipliés et les références à la psychanalyse qui étaient si fréquentes dans les années 1960 et 1970 ont perdu du terrain pour être remplacées par des références au fonctionnement du cerveau pour expliquer le comportement, les émotions et les sentiments des êtres humains. C’est dans ce contexte où le « neuro » a commencé à envahir l’espace public que le terme « neurodiversité » a fait son apparition et c’est une chercheuse en sciences sociales, Judy Singer qui a lancé ce terme propagé ensuite via les échanges sur internet entre personnes autistes.
Dans un article publié en 1999, Judy Singer expliquait dans quel contexte elle avait été amenée à penser les particularités autistiques en termes de différence. Enfant, elle interrogeait son père sur le comportement étrange de sa mère et lui demandait d’agir tant elle ne supportait plus les bizarreries de sa mère mais son père lui répondait invariablement qu’elle devait accepter les gens tels qu’ils étaient. Lorsque Judy Singer eut elle-même une fille qui, dès l’âge de 2 ans, présentait des comportements proches de celui de sa grand-mère, elle s’inquiéta mais préféra croire que sa fille avait un déficit d’attention. Suite à une période de chômage, elle s’inscrivit à l’université pour étudier la sociologie du handicap et plus précisément les disability studies. Différents auteurs, dont Mike Oliver et Irving Zola, lui permirent d’acquérir une assise théorique et historique qui lui ouvrit des perspectives pour mieux comprendre sa propre expérience. Ces chercheurs qui lui servirent d’exemple ont développé un modèle social du handicap, envisagé sous l’angle socio-politique, qui remet en question la représentation traditionnelle du handicap comme un problème individuel d’ordre médical. Ce modèle correspond à une autre vision, non plus axée sur le déficit d’une personne mais sur les conditions sociétales qui stigmatisent et restreignent les possibilités des personnes qui fonctionnent différemment.
Ce courant, qui dénonce la médicalisation du handicap et insiste sur la dimension sociale de la stigmatisation, a eu une influence majeure sur Judy Singer. Il l’amena à se décider à lire l’autobiographie de l’Australienne Donna Williams (1992) et le livre d’Oliver Sacks (1995) où il décrit le fonctionnement de l’autiste américaine aux capacités étonnantes, Temple Grandin, qui a révolutionné les pratiques de traitement des animaux dans les ranchs et les abattoirs et dont le récit a eu un impact important sur les changements de représentations de l’autisme (Grandin, 1986). Judy Singer comprit que sa mère et sa fille présentait ce mode de fonctionnement. A l’âge de 7 ans, sa fille reçut le diagnostic de syndrome d’Asperger. C’est à cette période que Judy Singer réinterpréta l’histoire de sa vie à travers une nouvelle grille de lecture, se découvrit des caractéristiques autistiques et repensa la question en termes de différence. Elle conçu le terme de « neurodiversité » et le définit comme un nouvel élément à rajouter aux catégories de classe/genre/race pour développer de nouvelles perspectives concernant le modèle social du handicap (Singer, 1999, 2003).
Le concept de neurodiversité a été très rapidement diffusé dans des articles de presse. Dans le New York Time du 30 Juin 1997, Harvey Blume décrivait les échanges entre personnes autistes via internet et leur participation à un mouvement qui prône le pluralisme neurologique. Il prédisait que l’impact d’internet serait un jour comparé au langage des signes pour les sourds et insistait sur l’usage de la métaphore du « câblage » (wiring), terme utilisé à la fois en informatique et en neurosciences. En 1998, Blume publiait un article intitulé « Neurodiversity » dans The Atlantic où il signalait la création d’un site satirique (Institute for the Study of the Neurologically Typical) créé par Muskie, autiste de « haut niveau » qui décrivait les personnes non autistes comme présentant « un syndrome neurotypique, trouble neurologique caractérisé par des préoccupations sociales, l’impression de supériorité et l’obsession de la conformité ». Pour les personnes autistes, communiquer par internet est plus facile qu’en interactions directes. Internet leur sert de sources d’information, favorise la communication et les échanges, leur permet de se constituer en communauté (groupe qui se reconnaît dans un mode de fonctionnement proche) et participe à la construction d’une identité positive, différente de celle diffusée dans le milieu médical ou au sein des associations de parents (Ben Belek, 2013). Il est toutefois nécessaire de souligner que, dans la communauté autiste qui se constitue en ligne, ceux qui présentent un syndrome d’Asperger ou qui ont reçu un diagnostic d’autisme de haut niveau tendent à être surreprésentés.
Dans un article du New York Times de 2004, Amy Harmon constatait le succès du concept de neurodiversité auprès de personnes présentant différents types de problèmes allant du trouble de l’attention au syndrome d’Asperger en passant par le syndrome bipolaire. Elle signalait également la prise de position de certains experts, comme le neuroscientifique Antonio Damasio, qui admettait une conception plus large de l’intelligence et qui trouvait opportun de requalifier certaines pathologies en termes de différences.
Sur le site neurodiversity.com, Kathleen Seidel explique qu’elle vise une reconceptualisation de la différence cognitive afin que tous ceux qui actuellement sont stigmatisés par les étiquettes « déviance », « trouble », ou « syndrome », puissent exprimer leur individualité, leurs intérêts et leurs capacités qui leur sont propres sans subir de pression pour devenir ce qu’ils ne sont pas (Seidel, 2004). Une nouvelle rhétorique s’est forgée et s’est généralisée parmi les personnes diagnostiquées avec un problème qualifié de santé mentale (syndrome bipolaire, déficit d’attention, schizophrénie, syndrome Gilles de la Tourette, etc.). Elles se reconnaissent davantage dans la représentation d’un individu avec un cerveau qui fonctionne différemment plutôt que dans celle d’une personne présentant un problème psychiatrique (Antonetta, 2005 ; Martin, 2007). En 2009, s’est d’ailleurs créée à Londres une nouvelle association, Danda (Developmental Adult Neuro-Diversity Association) qui cherche à regrouper des adultes présentant diverses problématiques (dyspraxie, dyslexie, dyscalculie, syndrome d’Asperger, hyperactivité, etc.) afin de les aider à s’impliquer dans des activités d’interactions, de support mutuel et d’éducation.
Sur son blog Neurocosmopolitanism, Nick Walker (2013) insiste sur la nécessité de se libérer du paradigme de la pathologie pour adopter celui de la neurodiversité. Il explique qu’ « un paradigme n’est pas seulement une idée ou une méthode. Un paradigme est un ensemble de principes fondamentaux, un état d’esprit ou un cadre de référence qui oriente la façon de penser et de parler d’un sujet donné. Un paradigme façonne nos interprétations des informations et détermine les questions que nous nous posons et comment nous les posons. Un paradigme est un prisme à travers lequel nous voyons la réalité » (Walker, 2013). La neurodiversité est, pour lui, un changement de paradigme radical qui nécessite de redéfinir les termes que nous utilisons, réinterpréter nos données, et repenser complètement nos concepts de base et nos approches. Pour Walker, et Sinclair (2005) avant lui, parler de personnes « avec autisme », c’est adopter le paradigme de la pathologie et ils choisissent donc de parler d’autistes ou de « personnes autistes ».
Impact des changements de classification sur la genèse d’un mouvement
Tant que l’autisme était défini comme une maladie rare et sévère touchant des enfants sans langage présentant une déficience intellectuelle, aucun adulte avec langage et capacités de raisonnement importantes ne pouvait se reconnaître dans cette définition. L’élargissement des critères diagnostiques, instauré à la fin des années 1980 et au début des années 1990 dans les classifications américaines et internationales, a redéfini l’autisme en y incluant des sujets sans retard d’acquisition du langage, avec une intelligence normale, voire supérieure, mais des maladresses dans les contacts avec autrui et des difficultés de compréhension des codes sociaux (syndrome d’Asperger). Cette nouvelle définition a donné l’opportunité à des personnes qui se sentaient différentes mais qui avaient du mal à nommer leurs différences, de se retrouver dans ce tableau d’autisme centré sur les problèmes d’interactions sociales, de communications sociales et d’intérêts restreints.
De plus en plus de témoignages ont commencé à être publiés. Les récits autobiographiques de Temple Grandin (1986) et de Donna Williams (1992) ont largement contribué à structurer l’identité autiste, relayés ensuite par les associations et les échanges sur internet qui ont favorisé l’émergence de nouvelles façons de décrire l’autisme (Chamak, 2008, 2010). L’accent mis sur les performances et les exemples de personnes autistes qui, malgré une enfance chaotique, ont réussi une carrière professionnelle ont participé à dédramatiser l’autisme.
Dans les années 1980, les échanges entre Donna Williams, Jim Sinclair et Katy Grant ont abouti, en 1991 à la création de la première association de personnes autistes, Autism Network International (ANI) qui défend l’idée que l’autisme n’est ni une maladie ni un handicap mais une autre façon de penser (Baker, 2011 ; Chamak, 2010 ; Ortega, 2009 ; Sinclair, 2005). Lors de la conférence internationale sur l’autisme à Toronto en juin 1993, Jim Sinclair, chef de file d’ANI, s’est exprimé clairement contre l’idée de guérison « puisqu’on ne peut pas guérir de soi-même ». Il redéfinissait l’autisme comme une manière d’être, de penser, de sentir, de percevoir.
Les récits d’expérience personnelle se sont peu à peu transformés en une prise de conscience politique et l’élaboration d’une culture propre avec un vocabulaire et des expressions nouvelles, comme «neurotypique» et «aspie». L’usage du «nous» a participé à la construction d’une communauté et d’une identité « autiste » qui de stigmatisante est devenue valorisante. Comme dans le cas des minorités ethniques ou sexuelles, le sentiment de fierté s’est développé et un Autistic Pride Day a été créé en juin 2005. L’Autistic Pride Day de 2009 à Londres utilisait le slogan « Every brain is beautiful », conçu par Aspies for Freedom, cette association créée en 2004 pour empêcher l’élimination eugéniste des personnes autistes en s’opposant aux tests prénataux de l’autisme.
Kathleen Seidel (2004), fondatrice du site Neurodiversity.com, considère que les personnes qui présentent une configuration neurologique différente, comme les citoyens autistes, sont incomprises et condamnées pour leurs différences. Elle trouve «déraisonnable et oppressante » l’insistance avec laquelle il est demandé aux personnes autistes d’apprendre à modifier certaines « particularités inoffensives pour le confort des autres ». Comme Jim Sinclair, elle rejette l’idée de guérison, estimant que cette notion fait naître des espoirs irréalistes, favorise l’exploitation des parents et perpétue un climat de jugement négatif envers les enfants et les adultes autistes. Contrairement aux associations de parents qui réclament la généralisation des méthodes comportementales, les partisans de la neurodiversité s’y opposent les jugeant trop normatives et oppressives.
L’impact social des transformations des représentations de l’autisme induites par les changements des classifications, la diffusion des témoignages, des émissions télévisées et des sites sur internet, des films comme Rain man et des romans, comme celui de Mark Haddon (2004) ont participé au développement d’une nouvelle culture de l’autisme et du passage d’une vision négative et stigmatisante à une représentation positive et valorisante du fonctionnement autistique. Une question se pose : cette orientation ne se réaliste-t-elle pas au détriment de ceux qui restent très dépendants et pour lesquelles les familles se trouvent en grande difficulté parce qu’elles ne trouvent pas de solutions à des situations parfois dramatiques ? Cette destigmatisation a-t-elle pour conséquences l’occultation des problèmes soulevés par des personnes souffrant de formes d’autisme sévère ? Est-on passé d’un extrême à l’autre, d’une vision dramatique à une représentation idyllique de l’autisme ? Dans le milieu médical où ce sont les cas d’autisme les plus sévères qui sont traités, les représentations sont bien différentes et d’un pays à l’autre, les positions des associations de personnes autistes ne sont pas identiques.
Neurodiversité et diversité des associations
L’analyse des échanges sur le forum d’Aspies for Freedom de 2004 à 2010 a révélé le développement de nouvelles possibilités d’expression et d’interactions, ainsi que la diffusion d’une image valorisante de l’autisme avec de nombreuses références à la neurodiversité, au cerveau et à son fonctionnement (Chamak et Bonniau, 2014). Par contre, l’association francophone de personnes autistes, SAtedI, créée en 2003, n’adopte pas le concept de neurodiversité et ne fait pas référence à la notion de communauté. L’identité collective ne se construit pas autour du concept de neurodiversité mais autour d’expériences partagées. Le modèle du handicap et la définition de l’autisme comme une maladie neuro-développementale sont acceptés parce que les personnes qui participent à cette association ont une conscience aiguë des difficultés qu’elles rencontrent et des problèmes posés par ceux de leur entourage présentant un autisme plus sévère. Les échanges sur le forum de SAtedI révèlent des différences importantes entre les membres français et ceux qui vivent au Québec (Chamak et Bonniau, 2014). Alors que les Français ont intégré la notion de dysfonctionnement du cerveau, les Canadiens adoptent le concept de neurodiversité. L’analyse de l’origine de ces différences a montré que les spécificités du système associatif français, caractérisé par le partenariat entre l’Etat et les associations de parents, le contexte historique et culturel et, en particulier, l’opposition au communautarisme, apparaissent comme des éléments peu propices au développement de revendications radicales en France (Chamak, 2010). Mais un autre facteur intervient, celui de la proximité de certains membres de l’association SAtedI avec des personnes plus sévèrement impactées par une forme d’autisme sévère avec déficience intellectuelle.
Lorsque des français participent régulièrement à des échanges en anglais sur internet, ils finissent, toutefois, par adopter le concept de neurodiversité. Ainsi Ben Belek (2013) a montré, en analysant les échanges entre videobloggers sur YouTube qu’un français (Asperger), doctorant en physique, a changé sa façon de concevoir l’autisme. Après deux ans d’échanges, il a adopté le concept de neurodiversité et l’idée d’une communauté autiste, idée qui lui faisait un peu peur au début. Les vidéoblogs favorisent la communication entre personnes qui font l’expérience de difficultés semblables et contribuent à modifier les représentations. Certains vont s’inspirer des solutions, conseils ou « trucs » proposés par d’autres pour résoudre des problèmes de compétences sociales. Le concept de neurodiversité, l’idée d’une communauté, les échanges sur internet ont permis à certains de mieux vivre leur autisme, dont ils n’avaient d’ailleurs pas conscience avant la diffusion d’une définition élargie de l’autisme.
Conclusion
Comme nous avons pu le montrer, ce ne sont pas des neuroscientifiques qui sont à l’origine du concept de neurodiversité et de sa diffusion mais une chercheuse en sciences sociales (disability studies) et des personnes autistes qui échangeaient sur internet. Mais c’est bien l’essor des neurosciences dans les années 1990, avec la circulation des images du cerveau en fonctionnement et des théories sur les réseaux neuronaux qui ont inspiré ceux qui préféraient redéfinir l’autisme comme une autre façon de penser plutôt que comme une maladie psychiatrique. Des neuroscientifiques et des chercheurs en sciences cognitives se sont ensuite emparés de ce concept pour explorer ces façons différentes de penser mais en se concentrant sur des personnes qui parlent et qui présentent des capacités cognitives importantes.
Selon Francisco Ortega (2009), la rapide diffusion du concept de neurodiversité est à interpréter dans le contexte de la large propagation des discours neuroscientifiques et de leur pénétration dans différents domaines de la vie dans nos sociétés contemporaines bio- médicalisées. Il considère que les théories neuroscientifiques, les pratiques, les technologies et les thérapies proposées influencent la façon dont nous nous pensons nous-mêmes. Fernando Vidal (2009) a analysé le développement historique de cette figure anthropologique de la modernité qui suggère que le cerveau est nécessairement le lieu du « soi » moderne. L’idée d’une « neurobiologisation du self » et d’un « soi neurochimique » a été proposée par Nikolas Rose (2003) qui s’est demandé comment nous en étions arrivés à penser notre tristesse en termes de « dépression » causée par un déséquilibre chimique cérébral qui pourraient être contrebalancé par la prise de médicaments. Cette montée en puissance des neurosciences qui nous proposent aujourd’hui de nouvelles formes d’interventions psychothérapeutiques et psychopharmacologiques pour stimuler nos capacités soulève de nombreuses questions qui ont trait à la définition de ce qu’est un être humain, à l’émergence de nouvelles identités biosociales, à la reconfiguration des frontières entre le normal et le pathologique, la santé et la maladie (Chamak et Moutaud, 2014).
Le cerveau peut-il être un objet d’identification, un moyen de se reconnaître comme agent social ? Cette question posée par Alain Ehrenberg (2004) nous renvoie au mouvement qui se réclame de la neurodiversité. Les références au cerveau semblent apporter de nouvelles ressources expressives aux détresses psychologiques de certaines personnes autistes et leur permettent de transformer un handicap en un avantage. Le fonctionnement du cerveau est utilisé comme une explication du fonctionnement de la personne, comme l’illustre le texte de Jane Meyerding (1998) : « Thought on finding myself differently brained ». Le rôle du vocabulaire neuroscientifique dans l’élaboration identitaire occupe une place particulière. Avec la diffusion des utilisations des métaphores et analogies au cerveau, c’est un nouveau « jeu de langage » qui se généralise. Le concept de neurodiversité aide les personnes autistes à se construire une identité collective et cette question d’identité collective est cruciale pour comprendre les nouveaux mouvements sociaux. La perception d’un statut partagé, de difficultés communes, le sentiment d’être discriminé, participent à la constitution de cette identité collective et de cette communauté qui se modifie en échangeant.
Des adultes qui présentaient des caractéristiques autistiques sans savoir qu’elles correspondaient à ce que l’on nomme aujourd’hui « autisme » ont pu réinterpréter leur vie en adoptant une nouvelle grille de lecture, surtout depuis que le concept de neurodiversité s’est propagé et que des personnalités aux capacités exceptionnelles (de mémoire, de calcul, etc.) ont été diagnostiquées avec un syndrome d’Asperger. La mise en évidence des aspects positifs de cette condition ont bouleversé les représentations et le diagnostic d’autisme leur a permis, à l’âge adulte, de mieux comprendre les sources d’anxiété qui avaient jusque-là marqué leur vie et pourquoi ils avaient été victimes de rejet social. Cependant, si le phénomène de destigmatisation qui en résulte pour ces personnes est indéniable, il semble qu’une stigmatisation bien plus importante touche les enfants et les adolescents qui, autrefois, étaient décrits comme excentriques, bizarres mais doués, et qui, aujourd’hui, sont considérés comme souffrant de troubles autistiques. De plus, l’hétérogénéité de ce qui est nommé « autisme » conduit à une grande confusion qui ne rend pas service aux personnes les plus sévèrement atteintes (avec épilepsies, déficience intellectuelle, problèmes métaboliques, etc.), certains professionnels préférant souvent s’intéresser à la catégorie la plus compétente, sans troubles du comportement, pour obtenir de meilleurs résultats qu’ils attribueront à leur méthode. Pour les familles qui ont un ou plusieurs enfants autistes avec des retards de développement importants et de graves troubles du comportement, l’épreuve est d’autant plus difficile. Ils se sentent coupables de ne pas observer les résultats obtenus par d’autres et trouvent parfois moins d’aide alors qu’ils en ont davantage besoin. Cette situation est préoccupante surtout pour les parents vieillissants qui s’occupent de leurs enfants adultes et qui s’inquiètent de ce qu’ils deviendront lorsqu’ils ne seront plus là.
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